J’ai choisi une boucle, un itinéraire où on revient au point de départ. Ce n’est pas un voyage initiatique où la marche transcende l’héroïne. Je vais tourner en rond. Mes pas n’ont plus d’importance, je n’ai aucun contrôle sur ma vie. Oh, j’ai essayé. Je me suis battue. J’ai passé des nuits dans des dossiers. J’ai accumulé les preuves. Tout ce que je trouvais. Mais la justice m’a broyée.
Le bruit du classeur qu’on referme. La voix froide qui annonce. Je rendrai ma décision le 22 novembre, d’ici là Alice reste scolarisée à Houilles. Sans un regard. Je m’effondre. Ma tête tourne. Mon avocate me presse vers la sortie. On reste impassible devant un juge. Même lorsque intérieurement on a envie de hurler. Rester à Houilles ? Retourner chez moi, chez nous, avec lui ?
C’est un jour d’automne comme un autre à Versailles. En d’autres occasions, j’aurais visité la ville. Les feuilles craquent sous mes pieds. Lui repart tranquillement. Moi, ma vie s’effondre.
C’est à cet instant que j’ai compris que j’allais devoir me battre. Que rien ne me serait facile. J’avais confiance en la justice. Je pensais que si on avait un bon dossier, on nous croyait. Je pensais qu’ils nous protégeraient, ma fille et moi. Je pensais que si je documentais tout, que je démontrais qui il était, j’aurais le droit de partir. Je pensais que ce jour marquait la fin du calvaire, ce n’était en réalité que le début.
J’entends la voix de son avocate dans ma tête. Madame Amiot cherche à faire passer Monsieur pour un monstre, alcoolique, violent, misogyne, raciste… La vérité, c’est que ce ne sont que des disputes de couple, et que c’est Madame qui les provoque pour pouvoir se placer en victime.
Une prise de sang, pour prouver qu’il n’est pas alcoolique. Quelques témoignages de gens que je ne connais pas pour dire qu’il est formidable. Et puis des mensonges, bien sûr. Et s’il ne s’est jamais occupé de sa fille, c’est parce que j’ai un emploi du temps allégé. Quant à sa collection d’armes, il aurait suffit que je demande pour qu’il s’en débarrasse, voyons.
C’est bien connu. Les 149 femmes mortes en 2019 auraient d’ailleurs pu y penser. Hé, s’il te plait chéri, j’aime pas trop quand tu menaces de me tuer, tu peux arrêter ?
Mon voisin est silencieux. Il a acheté un magazine à la gare, pour se donner une contenance, sans doute. Mais il n’a pas lâché son téléphone depuis que nous avons quitté Paris. Quant à moi, je garde les yeux vers la fenêtre. Le masque cache en partie mon visage. Et heureusement. Ce masque en tissu, c’est ma carapace face au monde extérieur. Je contemple les sommets qui commencent à se dessiner. Et personne ne peut savoir ce qu’il se passe sous le masque.
J’ai eu quelques jours pour trouver un endroit où vivre. Aucune famille sur place, mais obligation de déposer ma fille tous les matins à l’école. Je n’ai pas eu le choix. Si elle loupait un jour de classe, je perdais toute chance d’avoir la garde. Je la condamnais.
Petite ville de banlieue sans réel charme, aucun hôtel. J’ai épluché Booking, Air BnB, Clé Vacances, Abritel. J’ai appelé. Déjà pris, ne veut pas d’enfant, pas disponible. J’ai élargi mes recherches jusqu’à trouver un petit appart dans une ville voisine. 1500€ les trois semaines. Ce que je ne savais pas à ce moment-là, c’est que le délibéré aurait deux semaines de retard. Puis encore deux semaines. Puis encore une semaine. Il me faudrait donc trouver un autre appartement, en catastrophe, et vivre au jour le jour sans savoir quand la décision tomberait…
J’ai la gorge serrée par la colère. Comment une société peut-elle prétendre protéger les femmes dans ces conditions ? Si je n’avais pas eu la chance d’avoir de l’argent, j’aurais été condamnée à retourner chez moi, dans la maison que j’ai payée.
Puisque oui, pendant que je devais trouver des endroits où vivre avec ma fille, pendant que je sabordais mon activité professionnelle en ne pouvant travailler et en n’ayant aucune visibilité sur les mois à venir, m’obligeant à annuler peu à peu les projets, hé bien lui vivait tranquillement dans la maison. J’ai fourni l’apport, le crédit est à nos deux noms. Je continue de payer, sans pouvoir y vivre. C’est la triple peine. Je dois payer pour son toit à lui, je dois loger ma fille, je dois vivre dans la peur à proximité de lui.
J’ai cru que j’avais oublié les sardines. Je me voyais ranger la tente après avoir tout testé, mais je ne voyais pas les sardines. Je n’avais pas pu les planter dans le carrelage du salon, bien sûr. Je les avais laissées dans leur pochette. J’avais monté la tente pour m’entraîner, une dernière fois. Une tente une place, légère. Mais avais-je pensé à mettre les sardines dans le sac ?
Je m’imaginais, arrivée sur mon premier bivouac, découvrant que j’avais oublié les sardines. J’ai vidé mon sac sur le siège du RER. Les sardines étaient dedans, j’ai poussé un soupir de soulagement.
L’idée d’aller faire le Tour du Mont Blanc était venue quelques semaines plus tôt. J’avais un mois seule. Un mois sans ma fille. Je vivais chaque semaine sans elle comme un déchirement. Ce mois serait une torture. Je le savais. On m’arrachait ma fille pour la confier à son géniteur. Lui qui ne s’était jamais occupé d’elle avait aujourd’hui les pleins pouvoirs. Pouvoir de la séparer de moi. Pouvoir de lui faire du mal.
Il fallait que je fasse quelque chose de ce temps. Que je m’occupe les mains, la tête, les jambes. Alors j’ai choisi d’aller marcher. J’espérais que bouger mes jambes me viderait la tête. Je pensais qu’avoir le souffle coupé ferait passer l’envie de hurler. En réalité, il y a des images qui ne vous quittent jamais. Et marcher en silence pendant 10h ne les chasse pas.
Allongée par terre, je regarde autour de la pièce. Il est debout, face à moi, il parle fort. Alice est sur le canapé. Elle nous regarde. Le tipi est cassé. Je suis dessus. L’armature s’est brisée lorsqu’il m’a projetée dessus. Je vais te jeter de la fenêtre du premier étage, a‑t-il promis. Les mots sortent de sa bouche comme des cailloux qu’il me jette, un flot continue d’insultes. Alice ne bouge pas. J’ai essayé de m’approcher d’elle, de la rassurer. Il m’a soulevée par le col. Ancien boxeur, une tête de plus que moi. Je ne fais pas le poids. Je me traîne jusqu’à la porte. Je crie. À l’aide.
Tout s’arrête. Je prends ma fille dans mes bras. Je pleure. Elle aussi. Je lui dis qu’elle n’y est pour rien. Je ne sais pas laquelle de nous deux a le plus besoin de se blottir contre l’autre.
J’envoie des messages à mes parents. Je leur raconte tout. Il est redescendu dans le sous-sol. J’entends le bruit des canettes. Je ne sais pas s’il va monter dormir avec nous. Je ne sais pas si je serai toujours en vie demain matin. Alors je serre ma fille contre moi, et j’écris. Que quelqu’un sache.
Il faut tout de suite trouver un avocat, prévient ma mère en arrivant. Elle ne me laissera plus seule avec lui. Et nous entamons ensemble le combat. Il faut que je parte. Que je mette de la distance entre lui et moi. Qu’il ne puisse plus me faire du mal. Qu’il ne puisse surtout pas se venger sur notre fille.
Je tremble. Ma main sur ma bouche ne peut contenir les sons que j’émets malgré moi. Je suis dans le hall du tribunal de Versailles. Ma mère a passé son bras autour de mes épaules. Ma main peine à tenir le papier. Les sanglots parcourent mon corps entier. Chaque phrase est plus violente que la précédente. Madame ne peut pas prouver la dangerosité de monsieur. Monsieur semble être un père dévoué. Garde alternée.
C’est la veille des vacances. Joyeux Noël.
J’arrive à la gare des Houches. Le train continue vers Chamonix, et moi je cherche l’indication du sentier. Le chemin commence par une route sans trottoir. C’est un couple de promeneurs qui me l’indique, eux cherchent à retourner à leur chambre d’hôte. Une grande montée m’attend. Chemin pour 4×4, puis sentier plein de cailloux. Je marche sous les arbres. Ce départ n’a rien d’agréable.
Un Christ en béton de 25m de haut se dresse face à la vallée. Quelques tables et bancs sont installés derrière lui. Je pose mon sac pour profiter de la vue. Face à moi, le Mont-Blanc et ses glaciers. Je souffle un peu. Mon sac est lourd, surtout après plusieurs mois de confinement.
Je discute avec une mère et ses ados qui finissent le Tour. Puis avec une deuxième famille. Voir des enfants heureux me tord l’estomac. Tout ce que j’ai pu faire pour ma fille s’est retourné contre moi. Qu’elle soit décrite comme épanouie, curieuse, bonne élève, n’a pas été la preuve que j’étais une bonne maman, mais qu’il ne se passait rien de grave.
Je continue de monter. Je souffre. J’ai du mal à respirer et j’ai la tête qui tourne. Je mets ça sur l’altitude, même si je ne suis guère à plus de 1500m. J’ai mal dormi la nuit dernière. Comme la nuit d’avant. J’avance à petit pas en me demandant quelle est la dernière fois où une nuit s’est passée sans que je fasse de cauchemars.
J’entends ses pas dans l’allée. Ma gorge se noue. Les cailloux sous ses chaussures. J’ai envie de vomir. Il sait ce qu’il va se passer. Moi aussi. Il n’a même plus besoin de négocier. Autrefois, il prenait le couffin, allait poser Alice dans la pièce voisine. Elle appelait, elle pleurait. Elle était si petite. Je priais pour que tout aille vite. J’avais les yeux humides, les dents serrées. J’avais mal. Mal parce que l’accouchement était encore récent. Mal parce que chaque cri de ma fille me tailladait les poumons. Son mouvement de va et vient me donnait la nausée. J’avais la tête qui tourne. J’avais envie de lui crier d’arrêter, de me laisser aller chercher Alice. Je fermais les yeux. Qu’il finisse, vite. Et je courais, dégoulinante, la retrouver tandis qu’il s’endormait, satisfait.
Appuyée contre le bord de la baignoire, je lui tourne le dos. Je lui demande de ne pas me toucher. Je ne supporte plus ses mains. Tout me dégoûte en lui. Il remonte son pantalon. Je ne le regarde pas. Je ne sais plus s’il lance un « bonne journée ». Il a dû le dire, à une époque. Je tire le rideau et tourne le robinet. Combien de litres faut-il laisser couler pour ne plus se sentir sale ?
Je suis partie mais pas vraiment. J’ai voulu m’enfuir mais je suis restée là, prise au piège. Interdite de mettre de la distance entre lui et moi. Le soir, en fermant mes volets, je scrute l’obscurité pour vérifier qu’il n’est pas là. Et le matin, je me rassure en me disant qu’il n’a pas l’adresse. Pour l’instant.
Je m’arrête au bord du chemin. Un replat domine la vallée. Je m’assois. Je regarde le Mont-Blanc en me disant que ça vaut peut-être le coup, cette randonnée, quand même. J’attends que le soleil baisse pour planter ma tente. Chercher un endroit à peu près plat. Virer les cailloux. Tapis de sol, chambre, armature, sardines. Je regarde le soleil se coucher. Les montagnes prennent des teintes rosées, orangées.
J’écoute le silence. Je me demande si j’ai peur, là, toute seule, dans ma tente minuscule. J’entends les brindilles qui glissent contre le bas de la toile. Je ferme les yeux. J’ai mis 650km entre lui et moi aujourd’hui, rien ne peut m’arriver.